Tu n’es pas un vrai Noir comme nous (1994)
[Extrait d’un texte intitulé « Le clan des enfants », en réponse à la demande d’un enseignant dans un centre de formation, ainsi reformulée : Parle-moi de ta vie en Martinique quand tu étais plus jeune. Sans date.]
La première fois que j’ai mis les pieds sur le sol martiniquais, je devais avoir dans les 12 ans. J’étais content d’aller dans un pays que je ne connaissais pas du tout. Mon père devait partir pour superviser ses affaires là-bas, sa maison qu’il faisait construire sous la direction de son cousin germain Mr D quelque chose.
Mes rapports avec les autres enfants étaient assez critiques : d’abord les garçons étaient parfois très jaloux et très méchants avec moi. Très jaloux parce que je venais de la France et qu’en ce temps-là la France était considérée comme un grand pays et que les gens qui habitaient en France étaient des gens à respecter ou à ignorer. Avec les garçons du coin, il fallait faire attention, un jour je discutais avec eux, assis au bord du ruisseau sur des pierres, l’un d’eux m’a dit en français : tu es Noir, mais tu n’es pas vraiment un vrai Noir comme nous, qu’il me dit, je lui ai demandé pourquoi il me disait cela et il m’a répondu que ma mère était une z’oreille (une Blanche). Je crois qu’il y avait un peu de jalousie aussi de leur part, la pilule pour eux avait du mal à passer. Comment pouvaient-ils seulement jouer avec un garçon qui n’était pas comme eux, ni noir ni blanc, qui n’allait pas à l’école quand ils y étaient, qui ne parlait que le français, qui ne comprenait pas le créole, qui ne s’habillait pas comme eux et qui ne jouait pas avec les mêmes choses qu’eux. Non ! il y avait beaucoup trop de choses non cohérentes pour qu’ils me prennent comme l’un des leurs, d’un autre côté je pensais d’eux qu’ils étaient retardés pour leur âge mais je ne leur ai jamais dit car je n’avais pas assez d’alliés. Alors pour ne pas me battre avec les garçons je fermais ma gueule sans trop rien dire et puis pas question d’aller parler à ma mère de tout ça, j’avais ma fierté.
Avec les filles c’était différent, elles étaient avec moi plus cool, peut-être plus attirées par le jeune garçon qui arrivait de France et qui savait si bien parler français et sans l’accent du pays, ce qui pour eux était un signe d’éducation. Les filles venaient plus vers moi que moi j’allais vers elles, elles me touchaient les cheveux que j’avais frisés et non crépus, elles me touchaient la peau que j’avais claire, ni blanche ni noire, elles touchaient mes habits qui venaient directement de France, elles regardaient les baskets que je portais aux pieds pour pouvoir courir partout, alors qu’elles étaient pieds nus et qu’elles mettaient des sandalettes seulement pour aller à l’école ou encore pour aller à la grande ville (La Trinité) faire des courses.
Je me rappelle d’un détail qui m’avait choqué. C’était un matin où il fallait se laver, j’ai toujours eu l’habitude de me laver dans une salle de bains, du moins étant petit, là il n’y en avait pas, les enfants se lavaient dehors sur le côté de la maison au vu et au su de tout le monde et il n’y avait ni douche ni robinet, l’eau était transportée dans des seaux en fer blanc et l’eau était froide, et je peux dire que cela est très désagréable de se laver dehors avec de l’eau froide le matin de bonne heure à la campagne. C’est la première fois que je voyais une fille de 15 ans se laver toute nue sans être gênée le moins du monde. Moi je la regardais, perché dans mon arbre où je montais quelquefois pour me cacher et rester seul. Il y eut une bonne dizaine d’enfants qui se lavaient à cet endroit-là ce jour-là et je savais qu’il allait falloir que j’y aille aussi. Un moment donné, la mère des enfants m’a appelé pour que je me lave. En arrivant dans la cour devant la maison, les enfants étaient tous là, tous et toutes me regardant ou me toisant pour les garçons. Ah ! ah ! ils allaient enfin pouvoir se moquer de moi, tous attendaient que je me mette nu pour pouvoir jacasser (parler sur moi) mais manque de chance pour eux, la mère me donna du savon et une serviette de bain et me donna l’ordre de monter dans la salle de bains réservée aux adultes et en plus avec eau chaude s’il vous plaît chauffée sur le feu. Les garçons n’étaient vraiment pas contents du tout et ils me le firent sentir plus tard.
Un jour mes parents sont sortis en me laissant avec mes soi-disant cousins, ça devait être un samedi parce que tous les enfants étaient là à la maison. Il y avait un petit groupe de garçons et filles que je connaissais bien maintenant et j’étais décidé à leur parler, à leur demander qu’ils soient mes copains, et qu’à partir de maintenant je ferais tout comme eux, que je n’étais pas plus ou moins qu’eux, que c’était pas de ma faute si ma mère n’était pas noire, que c’était pas de ma faute si j’habitais en France ou que je ne parlais et comprenais que le français. Alors ça a été pour eux le déclenchement, ils avaient enfin trouvé le moyen de se venger sur moi avec mon accord.
D’abord, ils m’ont bien fait comprendre en français que si je devais être un bon nègre comme eux je devais me laver comme eux chaque matin à l’eau froide, ce que je fis avec réticence d’abord et avec beaucoup de honte car à ce moment-là il y avait toujours des enfants ou même des adultes qui passaient par là et qui me regardaient me laver. Et puis l’autre chose, c’était à table, je ne devais manger qu’avec eux à tous les repas, plus question de manger avec papa et maman, bref avec les grandes personnes. Cela a été déjà plus facile pour moi car je n’aimais pas rester à table avec eux à écouter des choses d’adultes que de toute façon je ne comprenais pas. Le soir dans la chambre je devais dormis sans pyjama, là par contre je me suis forcé pour ne pas dormir nu ou en slip car je redoutais les moustiques qui sont très énervants surtout pour du sang bien neuf mais je finis par m’y faire aussi au risque de m’arracher la peau des jambes en me grattant comme un forcené et y laisser de belles traces. Ils m’avaient demandé ou plutôt dit de marcher pieds nus comme eux, mais ça ma mère ne le voulait pas et elle a préféré m’acheter une paire de sandalettes. Quand j’allais jouer avec les enfants près du ruisseau, j’enlevais les sandalettes de mes pieds pour faire comme eux.
Un jour le garçon le plus grand de toute la bande qui devait avoir dans les seize ans m’a emmené à part derrière la maison près de l’arbre où je montais souvent pour réfléchir, et il m’a fait comprendre que ce n’était pas juste que mes parents ne me frappent pas pour un oui ou pour un non, c’est vrai que eux par contre prenaient des claques pour rien et selon lui c’était de ma faute, donc il m’a ordonné d’enlever le haut de ma chemise, a pris une tige de bambou et a commencé à me taper sur le dos pas vraiment fort mais assez tout de même pour laisser des petites traces rouges. Moi je ne disais rien, seuls mes yeux parlaient, je me disais qu’il fallait que je me laisse faire pour être comme eux, pour être enfin accepté par le clan des enfants. Quand je remis ma chemise mon dos me cuisait, j’avais du mal à me tenir contre le dossier d’une chaise. Il m’avait fait promettre de ne rien dire à mes parents ni à personne, je crois qu’il prenait un certain plaisir à me faire souffrir mais je n’ai jamais rien dit car maintenant je n’étais plus vraiment seul.
Un jour mon père m’a amené sur le lieu de sa maison, mais je n’ai pas vu de maison, juste les fondations, donc pas convaincant du tout pour moi, je n’ai pas réalisé. Puis nous sommes repartis en France mais pas pour longtemps car trois ans après je suis retourné en Martinique, c’était sûrement la période la plus dure de ma vie, ces trois années passées loin de ma vraie famille.