J’aurai quand même bien vécu dans l’ensemble (1996)
Lundi 13 mai 1996. Je ne suis pas allé travailler ce matin [CES de bûcheron à l’ONF en région parisienne], pour aller faire des prises de sang à côté de chez moi. Répétition cet après-midi avec les frères rastas.
Mardi 14 mai 1996. Je n’ai aucune volonté, déjà hier j’ai manqué mon travail à l’issue du test sanguin où je n’ai pas été d’ailleurs. Et ce matin ça me fait le même coup sauf qu’aujourd’hui il pleut et que ça me donne de moins en moins envie d’aller travailler sous cette flotte qui me glace le sang. En plus je viens de me fumer un spliff d’africaine et je n’ai plus du tout envie de bouger ni pour le travail ni pour aller passer des tests qui de toute façon ne changeraient rien au cours des choses. En fait cela n’a aucune importance ! Si je dois mourir demain ou même aujourd’hui, j’aurai quand même bien vécu dans l’ensemble. Il y a plus malheureux que moi.
J’ai eu la chance d’être né dans une famille nombreuse. J’ai eu la chance d’aller dans plusieurs écoles privées. J’ai eu la chance d’avoir un père noir et une mère blanche. J’ai eu la chance de pouvoir voyager très jeune pour aller dans les quatre coins de la France grâce à mes parents. J’ai eu la chance d’avoir des frères et des soeurs qui se sont pris des roustes à ma place. J’ai eu la chance dès l’âge de 12 ans d’aller pour la première fois dans le pays de mon père en Martinique où j’étais doublement content car j’avais école privée à cette époque en métropole. J’ai eu de la chance d’avoir un père qui travaillait dans une banque à Paris dans la grande capitale. Plus tard j’ai eu la chance de me rebeller et de faire ce que j’avais décidé de faire. J’ai eu la chance de m’être toujours plus ou moins démerdé dans la vie. J’ai eu la chance d’en baver dans mes moments de très grosses galères d’argent et d’identité et existence.
J’ai eu la chance et pas la honte de coucher avec des hommes parfois pour avoir de l’argent, parfois aussi pour avoir seulement de l’amour et qu’on fasse attention à moi un peu. J’ai eu de la chance de pouvoir rencontrer différentes personnes dans ma vie, qui m’ont fait découvrir d’autres choses dans l’art : la peinture, la musique, les chants, la danse africaine, l’écriture, le sport. J’ai eu la chance d’avoir eu un corps déjà parfait et de le savoir et le faire voir. J’ai eu la chance de me faire des vrais amis-es à qui je puisse quelquefois avouer mes joies et mes peines et sur qui me reposer. J’ai eu la chance en quelque sorte d’être allé en prison car moi je peux en parler et j’ai aussi vu où était mon idéal, en prison ou en liberté. J’ai eu la chance de rencontrer des hommes qui m’ont aimé vraiment et vice-versa pour me dire les mots qui sécurisent et les actes qui guérissent. J’ai eu de la chance entre autres de faire différentes occupations bénévoles et payées dans ma vie.
Bénévole : garder des enfants, garder les chiens des autres, faire des croissants et du pain, réconforter les cœurs brisés, rentrer dans différentes associations d’aide humanitaire (Moi sans toit) pour rapporter du pain et des gâteaux mais aussi du respect à toutes les personnes qui m’entouraient (je parle des malheureux), ou soigner et aimer n’importe quelle bestiole, petite ou grosse, belle ou laide, gentille ou méchante, domestique ou sauvage.
Payé : plomberie, barman, semi-poule, palefrenier, modèle espace photos, distributeur de prospectus, jardinier, musicien, décorateur et régisseur dans un court métrage, peintre en bâtiment, animateur de centre aéré et de colonie de vacances, coiffeur pour dames, aide vétérinaire de campagne, vendangeur (raisins, pommes, canne à sucre), travailler dans les forêts, et j’en passe.
Aujourd’hui et depuis presque trois ans je voyage jusque de l’autre côté de l’Atlantique, j’ai des personnes que j’aime terriblement et que je ne dénigrerais pour rien au monde ni pour personne. Je travaille à mi-temps, je fais de la musique que j’aime, j’essaie mais c’est pas facile de respecter tout le monde pareil. J’aime une fille ou plutôt son souvenir d’avoir passé trois heures seulement assis à l’arrière d’un avion en train de fumer cigarette sur cigarette et de raconter notre vie et nos envies suivi de nos adresses. Je fume depuis pas mal de temps, j’ai ri beaucoup avec cette saloperie d’herbe guérissante, bonne pour l’homme comme pour l’animal, parfois meurtrière pour les cons qui fument sans comprendre que ça n’est pas seulement une drogue pour manger ou dormir ou se marrer comme un con en racontant aux autres ce que la drogue lui fait comme effets. Ils parlent de voir des éléphants roses. Ils disent qu’ils sont en train de voler. Ils disent des choses qui n’ont ni queue ni tête. Ils disent qu’ils sont très cools, dès qu’ils voient un film d’action à la télé ils veulent faire pareil dans la rue. Ils disent qu’ils fument pour oublier, ils disent que ça les aide à vivre, mais moi ça me fait marrer.